Et si vous faisiez déjà du legal design sans le savoir ?

Article publié dans Emile & Ferdinand| N°25-26 |2017/5-6 (Télécharger)

Le legal design consiste à appliquer les principes du design à la pratique du droit. Cet étrange mariage, initié par l’Université de Stanford, rencontre un vif intérêt. Le mouvement est d’ailleurs en train de se répandre à grande vitesse. Le legal design apporte aux praticiens du droit des solutions puissantes, très simples et accessibles pour transformer leur manière de penser et de communiquer. Pour en parler, nous avons rencontré Antoine Henry de Frahan qui enseigne le legal design et la stratégie à l’Edhec Business School. Cofondateur du cabinet de conseil en management FrahanBlondé, Antoine Henry de Frahan est un expert de l’évolution du marché juridique et conseillent ses clients sur leurs enjeux de stratégie, de développement et d’organisation. Il anime également des formations sur le sujet organisées par Larcier Formation.

Émile & Ferdinand : On entend de plus en plus parler du concept de « legal design ». De prime abord, ce rapprochement de mots peut paraître assez étrange.

Antoine Henry de Frahan : Ce n’est pas si étrange que ça. Le design,c’est l’art d’innover en rendant les choses à la fois plus fonctionnelles, c’est-à-dire efficaces et performantes, et plus agréables pour les sens, à l’oeil, à l’oreille, au toucher... Le design est partout : dans les voitures, les sites internet, les chaises de bureau, les vêtements, les immeubles, les téléphones portables, les journaux, … pourquoi pas dans la façon dont les avocats et les juristes communiquent ?

Le design ne concerne pas seulement les objets, mais aussi de plus en plus les expériences. Comment « architecturer » des expériences, par exemple des expériences vécues par les clients, pour les optimiser, c’est-à-dire les rendre à la fois plus fonctionnelles et plus agréables ?

Quand on sait que la première attente des clients à l’égard des avocats – nous avons réalisé une enquête à ce sujet en 2016 – est d’obtenir des avis juridiques plus courts, plus clairs, plus concrets, plus « to-the-point », on perçoit l’intérêt stratégique pour les professions juridiques de s’inspirer des principes du design. L’idée peut paraître saugrenue, mais elle ne l’est pas du tout. Regardez un avis juridique classique, qui ressemble le plus souvent à un long mémoire farci de références juridiques : on est très loin de l’excellence, dont se piquent pourtant les avocats. L’excellence, cela devrait être la combinaison de la fonctionnalité et de l’élégance. La plupart des avis juridiques ne sont ni l’un ni l’autre. Il est évident que le potentiel de progrès en matière de design est énorme. Les clients l’appellent de leurs voeux, les avocats et les juristes ont intérêt à s’y mettre, avant que d’autres fournisseurs de services juridiques plus avisés n’occupent le terrain.

D’où vient le concept de legal design ? Et en quoi consiste-t-il concrètement ?

On entend beaucoup parler de legal design depuis que la Law School de l’Université de Stanford a lancé le Legal Design Lab, une équipe interdisciplinaire à l’intersection du droit, du design et de la technologie. À partir de là, le concept s’est répandu de manière virale. En France, plusieurs écoles de droit rattachées à des écoles de commerce offrent des formations en legal design, comme l’Edhec Business School à Lille.

Quant à la définition précise du legal design, personne n’en est propriétaire. C’est donc un champ d’investigation large et ouvert, et différentes définitions et approches peuvent coexister. Dans son acception la plus large, c’est l’application du design thinking à l’univers juridique. Le design thinking est une méthode d’innovation dont le point de départ est l’empathie avec le client, c’est-à-dire l’écoute du client.

Comment en êtes-vous personnellement arrivé au legal design ?

Ce qui m’occupe principalement pour le moment, c’est le « visual law ». C’est une partie du legal design qui s’intéresse à l’application des principes du design à la communication par les juristes : il s’agit en particulier d’améliorer l’impact visuel de la communication écrite et d’inclure la communication visuelle dans l’arsenal de la communication du juriste. Par juriste, j’entends toutes les professions juridiques : avocats, magistrats, juristes d’entreprise, notaires, professeurs de droit, etc.

J’ai toujours pratiqué les arts graphiques. Je dessine depuis toujours. J’ai rempli mes cahiers d’écolier de dessins. Quand j’étais avocat, je remplissais des carnets avec des caricatures des associés du cabinet ! J’ai fait de la peinture, exposé et vendu de nombreux tableaux… Le legal design, et plus particulièrement la discipline du visual law, me donne l’occasion de combiner les arts graphiques et le droit, et j’en tire un très grand plaisir.

Je m’y suis intéressé empiriquement, spontanément, avant même d’en avoir entendu parler. Un moment clé a été la formation que j’ai suivie avec David Sibbet, le pape californien de la facilitation graphique. Depuis, ma pratique en la matière s’est développée, et j’enseigne à présent le legal design aux étudiants du LL.M de l’Edhec Business School, et j’anime de plus en plus de formations sur ce sujet. Le retour des participants est extrêmement encourageant.

N’est-ce pas trop difficile de pratiquer le « visual law » sans qualification en graphisme ?

Vous savez, le visual law peut se pratiquer sur une table de restaurant en griffonnant un schéma sur un bout de serviette, ou en traçant rapidement un schéma sur un paper board dans une salle de réunion. L’accès au visual law ne requiert pas une qualification en graphisme, mais un déclic, un état d’esprit où l’on prend l’habitude de penser visuellement et où réfléchit avec un crayon. Face à un problème, entraînez-vous à en faire une représentation visuelle avant d’aligner des mots : ça y est, vous faites du visual law.

Bien entendu, des compétences en graphisme sont indispensables si le produit fini que l’on vise est une infographie, un document interactif sophistiqué, ou un produit de facture professionnelle. Mais bien souvent, ni l’avocat ni son client n’ont besoin de cela. L’avocat doit avoir « l’idée visuelle » et pouvoir la tracer sur une feuille de papier. S’il faut aller plus loin, il peut toujours faire appel à un professionnel.

Certains professionnels du droit ne font-ils déjà pas du « visual law » sans le savoir ?

Bien sûr. Je parlais un jour de legal design à un notaire. Le terme « legal design » le laissait perplexe. Quand je lui ai expliqué ce dont il s’agissait, il m’a répondu qu’il en faisait tous les jours : « Quand je dois expliquer le mécanisme d’une option d’achat », me dit-il, « je dessine une ligne du temps sur une feuille de papier, je montre un point qui correspond à la date du jour, et un autre à la date d’échéance de l’option, et le client comprend tout de suite. » C’est la signature du legal design bien pensé et bien exécuté : le client comprend tout de suite.

Comment développer ses compétences en visual law ?

Le premier stade est de retrouver le sens et le plaisir du dessin, de reconnecter l’enfant en nous qui adorait dessiner et qui n’avait peur de rien. Avez-vous remarqué comment ça se passe avec les jeunes enfants ? Vous leur demandez de dessiner un dinosaure et hop !, ça y est. C’est le génie inhérent de la petite enfance. Cela peut sembler très éloigné du monde juridique, mais c’est pourtant la porte d’entrée obligée : retrouver la confiance et le plaisir de tracer des lignes et des courbes sur une feuille de papier. Lors de mes formations, les visages s’éclaircissent, on s’amuse, on joue, on explore, il y a beaucoup de joie et de légèreté.

À partir de là, les étapes suivantes consistent à apprendre les bases du langage graphique, à explorer ce que j’appelle la « géométrie de la pensée » - les formes de la pensée peuvent aisément se représenter visuellement -, et à maîtriser peu à peu l’expression visuelle en l’appliquant à des problèmes juridiques de plus en plus complexes.

Le legal design est actuellement surtout utilisé par les avocats pour mieux conseiller leurs clients et pour développer leurs cabinets. Les avocats semblent manifester une certaine frilosité par rapport à l’utilisation du legal design dans leur rapport avec les magistrats. Son utilisation dans ce cadre participerait justement à rendre le langage juridique plus clair, une des préoccupations importantes du moment. Qu’en pensez-vous ?

Vous allez un peu vite quand vous dites que le legal design est déjà utilisé par les avocats. Cette manière de penser et de travailler est embryonnaire chez les avocats. Les réticences sont profondes. De nombreux avocats sont plus attachés qu’on ne le pense à un mode d’expression écrit exclusivement textuel, qui fait la part belle aux tournures alambiquées et qui est conforme aux canons du style académique. Lors d’un séminaire de legal design que j’animais, l’un des exercices consistait à traduire un mémo de quatre pages en un tableau qui tenait sur une demi-page. Le tableau exprimait avec clarté et simplicité ce qui était exprimé de manière complexe, touffue et difficile à comprendre dans les 4 pages. La réaction d’une des participantes, une avocate, fut néanmoins symptomatique : « Est-ce que ce n’est pas trop simple ? Est-ce que cela a encore l’air « professionnel » ? Et comment va-t-on justifier nos honoraires si nos réponses sont courtes, simples et claires ? » Vous voyez qu’il y a encore du chemin…

Quant aux magistrats, c’est évident qu’ils sont demandeurs. Je me suis entretenu avec de nombreux magistrats, jusqu’à la Cour de Justice à Luxembourg, et leur retour est unanime : ils sont favorables à une communication plus efficace, plus claire, plus simple, plus courte, et le legal design va évidemment dans cette direction. Les avocats pensent que les magistrats sont attachés à un mode d’expression vieillot, mais ils se leurrent. Croyez-moi, les magistrats n’aiment pas plus que les clients perdent leur temps.

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