Rédaction des avis juridiques : faut-il redéfinir l’excellence ?
Article publié dans Emile & Ferdinand | 2020/2 | N°35 (Télécharger)
Les juristes sont réputés pour avoir une bonne plume. Le droit n’est-il pas un art du langage, oral et écrit ? Mais cette réputation d’excellence est-elle méritée ? Cela dépend du point de vue.
Si l’on demande aux clients ce qu’ils pensent des avis écrits qu’ils reçoivent de leurs avocats (sous forme de mémos ou d’e-mails), on entend souvent une litanie de complaintes : les avis sont trop longs, pas clairs, trop théoriques, ils ne prennent pas position et n’offrent guère de solution concrète et opératoire. L’avocat pourtant a la conviction de bien faire : n’a-t-il pas rédigé un avis complet, nuancé, rigoureux, solide et bien argumenté, reflétant avec justesse l’état du droit sur la question ? De quoi se plaint-on ? Il existe donc un hiatus entre ce qu’attendent les clients d’une part et ce que fournissent les avocats de l’autre. Les clients veulent un avis court, simple, clair et concret, qui recommande sans ambiguïté et avec pragmatisme la marche à suivre. Mais les avocats peinent à répondre à ces attentes et fournissent souvent des avis écrits qui sont à l’opposé de ces critères.
Prenons un exemple fictif (mais pas tant que ça) : un client vient de perdre un arbitrage. Il interroge son avocat sur la possibilité d’un recours contre la décision arbitrale. La question est réglée par une disposition légale comprenant 12 alinéas, chacun des alinéas prévoyant un motif valable de recours. L’avocat, après trois semaines, envoie à son client un avis volumineux, dans lequel chacun des alinéas est pris en considération l’un à la suite de l’autre. Pour chaque alinéa, la disposition juridique est présentée, la position de la doctrine et de la jurisprudence à son égard est commentée et la possibilité de son application au cas d’espèce est évaluée. La conclusion est pourtant chaque fois la même : le recours prévu par l’alinéa considéré n’est pas possible dans le cas d’espèce. Toutefois, 35 pages plus loin, miracle : l’alinéa 12 est applicable. Un recours est donc possible. Cet avis aurait valu à son auteur une note remarquable s’il s’agissait d’un travail d’étudiant soumis aux canons de l’excellence académique, mais du point de vue du client, quelle perte de temps ! Plutôt que 35 pages dont, à la manière d’un roman policier, il faut attendre la dernière pour enfin trouver la réponse à l’énigme, n’aurait-il pas été plus efficace de répondre d’emblée : « Cher client, vous pouvez exercer un recours sur base de l’alinéa 16 de l’article XYZ. C’est la seule possibilité, les recours prévus par les autres alinéas n’étant pas disponibles dans votre cas. En pratique, il convient de procéder comme suit : (…) ».
“Parfois, l’utilisation d’un langage compliqué, voire incompréhensible, est une manière pour l’avocat d’asseoir son statut, d’établir un lien asymétrique avec son client, de cultiver – à ses propres yeux en tout cas – une certaine aura.”
Qu’est-ce qui explique l’existence de ce hiatus ? Comment se fait-il qu’il se perpétue ? Pourquoi les avocats – ou en tout cas une partie d’entre eux - manifestent-ils une telle réticence à produire des avis juridiques qui répondent aux attentes de leurs clients ? Il y a de nombreuses raisons :
La subsistance des critères d’excellence académique. Lorsqu’il rédige des travaux dans le cadre de ses études, l’enjeu pour l’étudiant en droit est de démontrer ses capacités d’analyse, le caractère complet et rigoureux de ses recherches et sa maîtrise de la matière. Par conséquent, la longueur de l’avis, le caractère exhaustif de l’analyse juridique et le nombre des références font augmenter la cote. Certains avocats conservent dans l’exercice de leur activité professionnelle ces critères de qualité qui datent de leur passage à l’université, comme s’il s’agissait encore et toujours de démontrer, non plus aux professeurs mais aux clients cette fois, l’étendue de sa connaissance et l’excellence de son raisonnement.
L’ignorance des attentes du client. Certains avocats ignorent ou ne s’intéressent pas aux attentes de leurs clients. Ils estiment qu’ils savent comment on rédige un avis juridique et que l’opinion des clients sur la question est sans pertinence. « Viendrait-il à l’idée d’un patient de dire à son chirurgien comment celui-ci doit l’opérer ? » Ou alors, ils se font une idée des attentes du client, mais sans prendre la peine de les valider auprès des intéressés. Ces avocats font toute leur carrière dans le confort de la croyance, parfois tenace, que « les clients ont besoin d’être éduqués » ou que « cela intéresse les clients de comprendre notre raisonnement dans le détail ».
Le souci de justifier (et d’augmenter) les honoraires. Les avocats facturant leur travail à l’heure, ils estiment souvent nécessaire de justifier le montant des honoraires en produisant un long document, « pour montrer que c’était compliqué et qu’on a dû beaucoup travailler ». (« Si le client reçoit un avis d’une page et qu’on lui demande 5.000 euros, il va la trouver mauvaise. ») Au-delà de la justification du travail accompli, le fait même de produire un long avis engendre aussi plus de travail (un collaborateur le rédige, un collaborateur senior le corrige, un associé le relit) et donc plus d’honoraires.
La crainte d’une mise en cause de la responsabilité professionnelle. Certains avocats rechignent à prendre position, à donner des recommandations claires, car ils redoutent d’exposer leur responsabilité. S’ils donnent un avis et que cet avis s’avère inexact, ou que le résultat attendu n’est finalement pas obtenu (le procès qu’on croyait gagner est finalement perdu), le client ne risque-t-il pas de se retourner contre son avocat ? Pour éviter ce risque, ils s’en tiennent à des formulations ambiguës (« il n’est pas interdit de penser que… » ; « il ne serait pas déraisonnable de défendre la thèse que… » ; « vous pourriez éventuellement envisager de… ») et se cantonnent à décrire l’état du droit tout en s’abstenant de faire des recommandations décisives («le droit vous offrant différentes options pour réaliser l’opération souhaitée sans en imposer aucune, il vous appartient de faire le choix de celle qui vous semble la plus opportune »).
Le contrôle interne de qualité. La rédaction des avis est souvent déléguée à des collaborateurs. Leur travail est ensuite relu et le cas échéant corrigé par un associé. Il importe donc, pour que l’associé puisse valider le travail du collaborateur, qu’il puisse vérifier toutes les étapes du raisonnement. Le collaborateur sera donc incité à rédiger un avis très technique et très long, non pas parce que c’est utile au client, mais parce que c’est nécessaire dans le cadre du contrôle interne de la « qualité ».
La préservation du statut. Parfois, l’utilisation d’un langage compliqué, voire incompréhensible, est une manière pour l’avocat d’asseoir son statut, d’établir un lien asymétrique avec son client, de cultiver – à ses propres yeux en tout cas – une certaine aura. Si les choses peuvent être expliquées clairement et simplement, avec des mots ordinaires, l’avocat ne perd-il pas une partie de son prestige et de sa supériorité à l’égard de ses clients ? Le professionnalisme n’exige-t-il pas un certain degré d’hermétisme ?
Ce mode de pensée et cette façon de faire, qui amènent les avocats à produire – à grands frais pour leurs clients – des avis juridiques qui répondent à leurs propres préoccupations mais pas à celles de leurs clients, sont une posture dangereuse pour les avocats. Combien de temps les clients vont-ils s’en satisfaire et accepter de payer les honoraires qu’on leur réclame pour des avis dont ils ne perçoivent pas la valeur ajoutée ? Il est temps d’adopter une nouvelle définition de l’excellence : un avis excellent, c’est un avis qui crée de la valeur pour le client. Et un avis qui crée de la valeur pour le client, outre le fait qu’il doit bien évidemment être juridiquement exact, se caractérise par sa clarté, sa brièveté, sa pertinence et son utilité pratique.
Mais comment transformer cette aspiration à créer de la valeur en performance effective ? Rédiger des avis juridiques de cette façon – simple, rapide, claire, directe et courte – ne vient pas naturellement aux avocats. La manière dont le droit est enseigné à l’université les porte à faire exactement le contraire et les habitudes de la profession ne les encouragent guère à changer. Trois conditions doivent être réunies pour qu’un changement durable puisse se produire :
Mise en place d’un programme de formation. Il est indispensable d’apprendre les techniques et les méthodes de la rédaction « créatrice de valeur » : comment structurer l’avis juridique (pas comme on l’a appris en faculté de droit !) ? Comment s’exprimer à l’écrit dans un langage simple et clair ? Comment rendre l’avis visuellement agréable ? Bref, comment produire un avis juridique qui suscitera un sentiment « wow ! » chez le client ?
Changement de la « culture d’entreprise ». Il s’agit d’abord de transformer l’état d’esprit, la « culture d’entreprise », afin de mettre l’aspiration à créer de la valeur pour les clients au-dessus de toutes les autres considérations. C’est ce principe qui doit guider l’avocat quand il rédige un avis avant tous les autres tels que justifier ses honoraires, asseoir son statut, protéger sa responsabilité, etc.
Mise en place de dispositifs. Ces « autres considérations » ne peuvent pas pour autant être balayées ou ignorées. Il est évidemment important pour l’avocat de valoriser financièrement son travail, d’éviter d’exposer imprudemment sa responsabilité, d’assurer la qualité de ce qui est remis au client et de maintenir une image de sérieux et de professionnalisme. Mais comment atteindre ces résultats autrement qu’en fournissant aux clients des avis juridiques désolants ? Comment valoriser financièrement les avis juridiques autrement qu’en « rallongeant la sauce » ? Comment gérer les risques autrement qu’en « noyant le poisson » et qu’en préconisant le « ni-oui-ni-non » ? Comment garantir la qualité autrement qu’en envoyant au client ce qui ne devrait rester qu’une note interne ? Des réponses innovantes, efficaces et inspirantes existent, mais leur activation exige un travail de réflexion, de décision et de mise en place.
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Lors d’une récente enquête menée par FrahanBlondé auprès d’un grand nombre de directions juridiques, il est apparu que le principal souhait de changement de ce public à l’égard des avocats était que les avocats se décident enfin à leur fournir des avis juridiques plus courts, plus simples, plus clairs et plus pragmatiques. La question n’est donc pas un point de détail. C’est bien plus qu’un thème de formation pour les stagiaires de première année. C’est un enjeu stratégique majeur qui justifie une mobilisation de toute l’organisation. Produire des avis juridiques créateurs de valeur pour les clients mérite de figurer dans les priorités stratégiques de tous les cabinets d’avocats. Pour les raisons évoquées plus haut, c’est plus facile à dire qu’à faire. Mais pour les cabinets et les avocats déterminés à relever le défi, la triade « formation – culture d’entreprise – dispositifs » est la voie à suivre.