Comment définir la stratégie d’un cabinet d’avocats ?

Article publié dans LawyersNow, n° 13, 13 mars 2022 (Lien)

Si l’on considère un cabinet d’avocats comme une entreprise, il faut en conclure que comme toute autre entreprise, il a besoin d’une stratégie. La stratégie d’une entreprise – à condition d’être intelligente et efficace - lui donne en effet une direction cohérente et en assure ainsi l’unité et le succès. Dans un environnement changeant et concurrentiel, se doter d’une stratégie est un impératif. L’exercice ne peut pas se limiter à quelques échanges de vue informels et occasionnels. Il requiert un processus rigoureux et structuré aboutissant à la formulation écrite de la stratégie.

Le problème des cabinets d’avocats est que ceux-ci constituent rarement un bloc homogène : un cabinet d’avocats est en réalité composé d’un ensemble de pratiques pilotées individuellement par chaque associé ou par collectivement par des départements. Chacune de ces pratiques, pour être prospère, a besoin d’une stratégie spécifiquement adaptée au segment de marché dans lequel elle est présente. La stratégie est donc nécessairement multiple dans les cabinets d’avocats. Elle est une mosaïque, un animal à plusieurs têtes, une lasagne à plusieurs couches : la stratégie individuelle de chaque associé, la stratégie des départements, et la stratégie collective de l’ensemble de l’association.

Par exemple, on peut trouver au sein du même cabinet un associé se spécialisant en droit social : l’enjeu stratégique pour lui est de se faire connaître auprès des directeurs des ressources humaines. Un autre associé peut être spécialisé en droit immobilier. Son enjeu stratégique à lui est de se faire connaître auprès des promoteurs immobiliers. Le niveau de maturité des pratiques des uns et des autres peut en outre varier et ajouter à la différence entre les stratégies : pour l’un au début de sa carrière, l’objectif peut être de se faire connaître ; pour l’autre, déjà au faîte de sa carrière, de consolider son réseau et sa réputation et de préparer le passage de flambeau à la génération suivante. On voit bien qu’il existe nécessairement différents contextes stratégiques au sein d’un même cabinet, et cette diversité rend complexe la définition d’une stratégie pour l’ensemble.

L’idéal est la complémentarité des pratiques. Cela signifie qu’il existe des synergies avérées et potentielles entre celles-ci et que les différentes pratiques, au lieu de simplement coexister, se renforcent mutuellement en permettant au cabinet dans son ensemble de répondre à des besoins plus complexes et plus sophistiqués des clients qui nécessitent de mobiliser des équipes multidisciplinaires. Mais ce tableau idéal n’est pas toujours réalisé. Il faut en effet éviter trois obstacles : la confusion sémantique, les stratégies disparates et les stratégies concurrentes.

Les trois obstacles stratégiques

La confusion sémantique 

Lorsqu’on parle de « la » stratégie comme s’il s’agissait d’une chose simple et unique, le risque de confusion est permanent : parle-t-on en réalité de celle de l’association dans son ensemble, de celles des différents départements, ou encore de celle d’un associé en particulier ? On dit que telle question est un « enjeu stratégique », mais pour qui ? A quel niveau convient-il d’en parler ? Avec tous les associés, uniquement avec ceux d’un département, ou avec un seul associé ? A défaut de faire la distinction, on risque de discuter au mauvais endroit de certaines questions, ce qui en pratique entraîne le sentiment de perdre son temps. On a donc tout intérêt à reconnaître d’emblée les différents niveaux de stratégie qui composent la mosaïque et à assigner les discussions au bon niveau.

Les stratégies disparates

Dans un cabinet, si chacune des pratiques dispose d’une bonne stratégie mais qu’il manque une stratégie globale à l’échelon supérieur, le cabinet risque de ressembler à un agglomérat de pratiques dont on peut se demander ce qu’elles font ensemble.

Prenons un exemple dans un autre domaine : la chirurgie et l’anesthésie sont deux spécialités distinctes. Il est pourtant évident que chacune profite à l’autre et qu’une clinique qui offre une combinaison des deux dispose d’un avantage évident par rapport à celles qui n’en offrirait qu’une seule. En revanche, l’ophtalmologie et la gynécologie sont également deux spécialités distinctes, mais les occasions de travailler ensemble sont beaucoup plus rares, et leur combinaison dans un même cabinet médical aurait peu de sens et peu d’intérêt.

Quelle est la cause d’un tel assemblage disparate ? C’est souvent l’absence de réflexion stratégique au niveau de l’ensemble et dans la foulée l’absence de choix stratégiques délibérés. Plutôt que de déterminer de manière claire et formelle les marchés dans lesquels on veut être actif, on laisse faire le hasard décider. La stratégie de l’ensemble n’est que l’agrégation des choix stratégiques individuels. Le hasard faisant parfois bien les choses, certains cabinets peuvent se retrouver avec une palette de pratiques bien assorties. Mais souvent, c’est l’inverse : le regroupement aléatoire des instruments ne suffit guère un ensemble symphonique…

Les stratégies concurrentes

Le problème est parfois l’inverse de ce qu’on vient de voir : les stratégies des uns et des autres ne sont pas disparates, elles sont au contraire trop semblables, pas assez différenciées. On se marche sur les pieds. On chasse dans la même cour. On fait tous plus oui moins la même chose. Chacun considère les autres comme un concurrent. Les dossiers ne circulent pas entre les départements. Les disputes abondent pour déterminer si tel client ou tel dossier « appartient » à l’un ou l’autre associé.

Comment optimiser la mosaïque stratégique

Comme on vient de la voir, la diversité stratégique inhérente aux cabinets d’avocats peut, si l’on n’y prend garde, leur poser de sérieuses difficultés. Pour s’en prémunir, les associés ont intérêt à hiérarchiser les stratégies, à compléter le tableau stratégique et à envisager d’adopter la stratégie de la galerie commerciale.

Hiérarchiser les stratégies

Idéalement, la combinaison des stratégies devrait ressembler à une poupée russe : les stratégies individuelles sont contenues dans la stratégie plus large des départements et les stratégies de ceux-ci s’inscrivent à leur tour dans une stratégie globale. Il y a donc une cohérence parfaite qui dégage une puissance stratégique remarquable.

Au niveau global de l’association, la stratégie consiste à définir des grandes orientations et à poser des choix de principes ; au niveau des départements, on élabore dans stratégies plus fines qui s’inscrivent dans ce cadre et qui le mettent en œuvre dans le segment de marché concerné ; enfin, au niveau individuel, chaque associé pousse plus loin encore la granularité en définissant son propre plan stratégique.

Dans un tel système, il n’y a rien à enlever et rien à rajouter : chacune des pratiques est nécessaire et contribue à la stratégie de l’ensemble. Dans un cabinet spécialisé en droit social, s’il prenait l’envie à un associé de pratiquer le droit des brevets, il serait immédiatement censuré par les autres, quand bien même cette activité s’avérerait intrinsèquement prometteuse : la pratique du droit des brevets, aussi florissante soit-elle, ne contribue en rien à l’ambition d’être le cabinet de référence en droit social, et n’y a donc pas sa place. En revanche, si l’associé spécialisé en fiscalité de la rémunération des dirigeants s’en va poursuivre sa carrière ailleurs, le cabinet se démène pour lui trouver un successeur : il ne peut se permettre une telle vacance, compte tenu de l’importance de la matière pour ses clients.

Compléter le tableau stratégique

Formuler la stratégie du cabinet est donc nécessairement un triple exercice à faire au niveau global, au niveau des départements, et au niveau individuel des associés. En pratique, on constate souvent que l’exercice est fait de manière incomplète : un cabinet a défini une stratégie globale mais les départements n’ont pas pris le relais pour définir leur propre stratégie dans le cadre ainsi tracé. Il se peut aussi que les départements se soient dotés d’une stratégie, mais qu’au niveau individuel, aucun exercice stratégique n’est mené. Une autre situation fréquente est celle ou chaque département dispose d’une stratégie, mais qu’au niveau global aucune stratégie d’ensemble ne les chapeaute.

Compléter le tableau stratégique consiste à veiller à ce que le travail stratégique soit accompli à tous les niveaux. Par exemple, dans une association de neuf membres, répartis en trois équipes, on devra formuler un total de 13 stratégies :

  • Une stratégie globale ;

  • Trois stratégies de département ;

  • Neuf stratégies individuelles.

L’alternative : la stratégie de la galerie commerciale

Certaines associations peinent à trouver une logique stratégique à l’ensemble des disciplines qu’elles proposent, mais cela ne les empêche pas d’être très prospères : chacun des départements fonctionne très bien, alors que l’ensemble est dénué d’une vision stratégique globale. Dans une telle association, les associés ont du mal à accepter l’idée que l’absence de stratégie d’ensemble est un problème : la réalité leur démontre tous les jours le contraire. Dans ce cas, on peut voir les choses différemment et considérer que l’enjeu stratégique de l’association dans son ensemble est d’une nature différente de celui des départements et des associés à titre individuel.

Utilisons pour expliciter le propos l’exemple d’une galerie commerciale : de nombreuses boutiques, arborant leur propre enseigne, sont réunies sous le toit d’une même galerie. L’enjeu commercial consistant à vendre des produits aux clients est du ressort de chacune des boutiques : la galerie commerciale, en tant que telle, n’a pas à s’en mêler. Chaque boutique définit son offre, programme ses activités promotionnelles, détermine sa politique de prix, et organise librement ses activités. Bref, chaque boutique à sa propre stratégie, et aucune stratégie commerciale globale ne les inclut toutes. L’enjeu stratégique pour la galerie est bien différent : il s’agit d’attirer et de garder les boutiques et d’assurer que les bonnes enseignes soient présentes.

Pour les cabinets d’avocats, cela signifierait que l’objectif consistant à attirer et à satisfaire les clients est du ressort des associés à titre individuel ou des départements, mais pas de celui de l’association dans son ensemble. En revanche, celle-ci doit veiller à avoir dans ses rangs les bons associés et les bonnes équipes (c’est-à-dire des associés capables précisément d’attirer les clients dans leur domaine d’activité). La stratégie de l’association consiste à attirer et à sélectionner des associés qui excellent dans leur domaine et dont la pratique est prospère. Autrement dit, le marché des associés, ce sont les clients qui ont besoin de services juridiques, mais le marché de l’association en tant que telle, ce sont les associés eux-mêmes. L’association dans son ensemble et les associés à titre individuel ne sont pas dans le même business : les associés sont dans celui de vendre des services juridiques, tandis que l’association est dans celui d’attirer et de garder des associés performants.

L’association dans son ensemble bénéficiera automatiquement d’une image de succès et de prospérité, la rendant encore plus désirable aux yeux d’éventuels candidats. Un cercle vertueux s’enclenche : l’association devient « the place to be » et projette l’image d’une écurie des champions.

Conclusion

Une association qui ne s’intéresse pas à la stratégie, estimant que la question est du ressort de chaque associé, mais qui ne sélectionne pas non plus les associés en fonction de leur performance dans ce domaine, se retrouverait doublement handicapée : elle n’a pas de boussole stratégique et pas de mécanisme pour garder les associés les plus performants et se séparer des autres. Une telle association peut apparaître sympathiques et conviviale car elle n’impose guère d’exigence aux associés, mais les associés les plus performants et les plus ambitieux, constatant le peu de potentiel de l’endroit, ont tôt fait de plier bagage vers d’autres associations mieux profilées et plus ambitieuses sur le plan stratégique. La conclusion s’impose : un exercice stratégique rigoureux, à tous les étages du cabinet, n’est ni un luxe ni une perte de temps : c’est un déterminant de la prospérité.

Previous
Previous

Les associations d’avocats : des entreprises comme les autres ?

Next
Next

Penser l’innovation