"Je n’en peux plus des souffleuses utilisées pour épousseter quelques feuilles"
Publié dans La Libre, le 12 novembre 2023
Notre époque a remplacé la politesse par la tolérance. Il n’incombe plus à chacun de limiter les nuisances causées à autrui. Il incombe à chacun, au nom de la tolérance, de supporter sans broncher les nuisances imposées par autrui. On a sacrifié la politesse sur l’autel de la liberté individuelle.
Curieux, l’expérience d’aller au cinéma de nos jours. C’est devenu, avant tout, un lieu où on mange. Je sais, sans cela les cinémas feraient faillite. Mais quand même. L’autre jour, mes voisins s’installent avec chacun un seau plein de popcorns. Au milieu du film – qui c’est vrai était long – l’un d’eux se lève, traverse la rangée, et revient quelques minutes plus tard avec plusieurs sacs de chips. Et hop, c’est reparti pour une heure de crunch crunch et de bruit de papier aluminium froissé.
Je ne dis pas ça pour me plaindre. C’est juste une observation étonnée des mœurs de notre époque.
C’est comme le portable au cinéma. De plus en plus de spectateurs allument leur téléphone pendant le film, pour scroller. Juste devant moi, en plein film, un spectateur allume son téléphone et commence à filmer le film. Il a quand même la gentillesse d’arrêter quand je tapote son épaule et lui demande d’arrêter.
Cette absence du souci de ne pas déranger les autres semble devenir la norme. Il ne m’arrive plus de prendre le train sans être dérangé par l’un ou l’autre passager occupé à téléphoner (« Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? »). Il ne viendrait pas à l’idée à celui qui veut dégager quelques brins d’herbe de son trottoir d’utiliser une brosse plutôt qu’une souffleuse qui fait un bruit insupportable des kilomètres à la ronde. Quand on lui fait remarquer qu’il dérange tout le voisinage pour épousseter quelques mètres carrés et que ce serait sans doute aussi rapide de prendre une brosse et une ramassette, il vous regarde d’un air hébété, sans comprendre. Il ne voit pas le problème. J’ai quand même le droit de nettoyer mon trottoir, non ? Avec quoi tu viens ? Aujourd’hui, dans la belle commune verdoyante où j’habite, le bruit des souffleuses, plus ou moins proche ou distant, est constant du matin au soir, six jours sur sept. Quand j’évoque le problème lors des réunions de quartier organisée par les autorités communales, on me regarde comme si j’étais un anormal.
De même, les baffles portables dans les parcs et les jardins publics, qui envoient des décibels pour tout le monde : j’ai quand même le droit d’écouter de la musique, non ? De quoi tu te mêles ? Si ça te dérange, c’est pas mon problème, connard ! Pour ceux-là, la notion que le bruit qu’ils produisent puisse déranger autrui et qu’il leur incombe de moduler leur comportement pour réduire ce dérangement autant que possible est manifestement du domaine de l’impensable. J’ai quand même le droit de manger des popcorns et des chips pendant le film, non ? J’ai quand même le droit d’utiliser mon téléphone, non ? J’ai quand même le droit de faire la fête avec mes potes dans le jardin jusqu’à trois heures du matin, non ?
Or la politesse, c’est juste cela : veiller à réduire le désagrément que l’on cause à autrui.
Prenez les « bonnes manières » de se tenir à table, par exemple. Si on les analyse, elles ont toutes leur origine dans le souci de réduire la gêne que l’on cause aux autres convives en s’alimentant. Se précipiter pour se servir le premier, parler la bouche pleine, péter à table, écarter les coudes et prendre toute la place, laper sa soupe en faisant autant de bruit qu’un labrador assoiffé, poser ses bottines crottées sur la table, vider les plats sans rien laisser pour les autres, roter, se racler la gorge, cracher, piquer les bons morceaux dans l’assiette du voisin, essuyer ses doigts graisseux dans la nappe, se curer les dents : autant de comportements désagréables pour les autres que la politesse instruit de réprimer.
Les impolis ne sont pas de mauvaises personnes. Il n’y a aucune méchanceté ni volonté de nuire. Ils peuvent même être sincères, joviaux et attachants. De joyeux drilles qui aiment la vie. C’est juste que l’empathie ne fait pas partie de leur logiciel.
En réalité, notre époque à remplacé la politesse par la tolérance. Il n’incombe plus à chacun de limiter les nuisances causées à autrui. Il incombe à chacun, au nom de la tolérance, de supporter sans broncher les nuisances imposées par autrui. On a sacrifié la politesse sur l’autel de la liberté individuelle. Au cinéma, mes filles sont moins gênées par le quidam qui allume son portable au milieu de la séance que par leur père qui demande audit quidam de l’éteindre.
Certes, la politesse, cette « petite vertu » (elle semble bien modeste à côté des « grandes valeurs » dont on ne cesse de farcir nos discours) ne fait plus le poids. Mais à l’époque où l’on glose jusqu’à la nausée sur la « citoyenneté » et le « vivre ensemble », ne commencerait-on pas par un retour à la simple politesse ? Ce serait déjà un pas dans la bonne direction.
Allons plus loin et étendons la politesse au fait de réduire les désagréments que l’on cause non seulement à autrui, mais aussi à l’ensemble du vivant. A quoi ressemblerait notre monde si le souci de ne pas déranger les forêts, les sources et les rivières, les insectes, les oiseaux, la vie sauvage et les territoires devenait une préoccupation réelle ? La destruction de la nature qui caractérise notre époque n’est-elle pas, en fin de compte, un manque de politesse à l’égard du vivant ?
(c) Antoine Henry de Frahan, 2023